La femme qui regarde la caméra

Voici la femme qui regarde la caméra. Elle est vêtue de jeans skinny et d’un manteau d’hiver, un peu amorphe, mais orné d’un faux col et évasé au niveau de la taille pour souligner l’identité sexuelle de sa propriétaire — un de ces vêtements que portent les habitantes des pays avec un climat rude dans en effort désespéré de rester au chaud et en même temps de garder les traces d’élégance.

Derrière elle — la rue, presque déserte, flanquée des arbres nus dont les branches balayent la pâle masse du ciel, percée par quelques éclaircis, eux aussi, livides et éphémères. Le trottoir est pavé des carreaux bicolores formant un motif allègre, par endroits légèrement battus et couverts de fissures, dans lesquelles on peut distinguer les déchets, les bouts de cigarettes racornis et les petites taches noires de gum recraché par quelqu’un et aplati par quelqu’un d’autre il y a beaucoup de temps.

On pourrait facilement s’imaginer un résident du quartier flâner le long de cette rue, sans précipitations, en promenant son chien, ou bien un étranger se heurter, en regardant l’heure et en essayant de s’orienter sur le terrain inconnu. Mais pourquoi, se dirait-il, pourquoi ne suis-je sorti une demi-heure plus tôt, j’aurais tout le temps dans le monde, mais non, je fais tout au dernier moment, et je mets moi-même dans les situations gênantes comme celle-ci, où je dois appeler mon employeur potentiel pour lui dire — d’une voix lamentable et un peu (mais pas trop) docile — que je vais être juste un petit peu en retard, que je me suis perdu, blah-blah-blah, vous savez bien ce truc, oh là là !

On pourrait s’imaginer une autre personne courir sur ce trottoir au petit-matin en expirant de l’air chaud, froufrouter avec les manches de son survêtement de sport diapré, acheté justement hier au nom de la santé et du bien-être, jeter un œil sur son Apple Watch et se dire, bon, 1 kilomètre, ça y est, peut-être ça suffit pour la première fois, non ? Peut-être qu’on pourrait se permettre une petite barre du chocolat sur le chemin de retour en récompense, d’ailleurs, hein ?

Dans le coin droit de la photographie, on voit le mur d’un bâtiment. Un mur en briques avec un soubassement couvert des carreaux de faux marbre, peint en une couleur rosâtre presque agressive, comme si pour tenter de distraire le regard d’affreux ancien tuyautage et des portes blanches identiques qui donnent le sentiment de monotonie et de tristesse si bien connu à tout habitant de n’importe quelle métropole. Ça a dû sûrement arriver à quelqu’un qui a choisi cette ruelle pour faire un détour à cause d’un grand embouteillage de glisser ses yeux sur la surface de ce mur afin de trouver la plaque de rue et de murmurer de façon moitié-perdue, moitié-hypnotisée : « Bon, voyons, on est où là ? ».

On pourrait également concevoir un flot interminable de gens qui entrent par les portes blanches et uniformes en retirant leurs bonnets et en se débarrassant des écharpes, d’autres gens qui sortent dans la rue, les jeunes mettant les feuilles du papier dans un sac-à-dos, les femmes aux visages fatigués, les pères de familles tirant une cigarette d’un paquet froissé avec leurs dents dans un drôle d’effort sanitaire pour éviter le contact avec les mains sales. Ce pouvaient être les visiteurs d’une institution gouvernementale, les clients d’une agence immobilière, une cliente d’un avocat qui venait de lancer la procédure de divorce, une habituée d’un salon de beauté qui venait de terminer sa séance de bronzage, un étudiant qui venait de retirer de l’argent avec carte bancaire après avoir reçu sa première bourse — bref, les citadins et les citadines en train de courir dans la roue de leur train-train quotidien.

Ils allumaient leurs portables, ils revenaient à la vie, ils reprenaient la marche, ils baissaient leurs têtes, les uns se dirigeaient vers le métro, les autres allaient chercher leurs voitures garées sur le parking près du bâtiment — dans le coin gauche de la photographie — ils démarraient les moteurs, ils attendaient quelques minutes pour qu’ils se réchauffent, tout en mettant de la musique et en profitant de la pause pour obtenir un itinéraire, ils se disaient, ouf, une heure et demie, mais bon, on est habitués, quoi, puis ils partaient, en quittant le parking avec beaucoup de prudence afin de ne pas rayer le pare-choc, tout neuf et brillant après le lavage récent.

La femme regarde la caméra. Même s’il semble faire assez froid, elle ne porte pas de bonnet. Peut-être qu’elle vient de sortir du même immeuble à droite. Sa coiffure est simple et bien soignée, son maquillage très net, minimaliste et discret. Ses sourcils sont faiblement froncés, comme ceux d’une mère aimante qui reproche à contre-cœur une mauvaise note à son enfant, mais en même temps courbés comme si en interrogeant quelqu’un ou en demandant conseil à un expert. Les rides légères, à peine visibles, descendant des ailes de son nez vers les bouts de ses lèvres et laissant deviner l’expression de son visage quand il est éclairé d’un rare sourire, semblent être, eux aussi, figées dans un mouvement incertain entre la détermination d’aller jusqu’au bout et les sanglots de désespoir qu’elle essaye de retenir à tout prix. Entre ses mains — une pochette à munition. Sur son épaule — un Kalachnikov chargé et prêt pour le combat. Elle regarde la caméra. Elle hésite.

Puis, elle n’hésite plus.