Ян Ващук
Ян Ващук
Привет, меня зовут Ян, я автор коротких текстов и длинных предложений. Амбассадор белой футболки, евангелист безлайкового Интернета и эмиссар Пустоты Волопаса
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Androgyne

En été 1975, quand les cieux de Moscou étaient éblouissants et peints d’azur clair presque au point d’être insupportable pour le commun des mortels avec leurs soucis et impuretés, au moment où deux gamins fuligineux, vêtus de même façon à la fois fruste et emblématique de l’époque, se sont rencontrés dans les profondeurs d’un système de cours de passage quelque part à Saint-Pétersbourg pour aller se balader sans but dans leur ville, recroquevillée dans l’embouchure de Neva, à ce moment-là deux hommes entassés dans une capsule minuscule pleine d’équipement sophistiqué et de l’air confiné, suspendue dans le vide total, se sont détachés de leurs sièges et, sans tomber dans la gaminerie et en gardant l’œil sur le panneau de commande, se sont échangé des sourires fascinés en regardant un stylo flotter en apesanteur. Il ne restait que quelques heures avant le légendaire amarrage Soyuz-Apollo qui était censé mettre fin à la rivalité entre l’URSS et les États-Unis et amorcer une nouvelle ère de la collaboration dans l’espace.

Moi, je n’étais né que quelques décennies plus tard. Je ne savais pas ce qu’était la guerre froide (bien que je garde les souvenirs très vifs de sa fin), je ne comprenais pas pourquoi il était si important d’être le premier à se lancer en orbite terrestre et mettre son pied sur la Lune. Je ne savais non plus comment était-ce d’apprendre que Yuri Gagarin a bien réussi son premier tour autour de la Terre, ni comment on se sentait en regardant en direct les premiers pas de Louis Armstrong sur la surface de Mare Tranquillitatis. Et — curieusement — je n’étais pas du tout au courant que le système d’amarrage qu’on a développé exprès pour la mission Soyuz-Apollo était androgyne et que c’était, entre autre, grâce à lui qu’on est arrivé à mettre fin à la susmentionnée guerre froide.

Le frottement de deux surfaces lisses. La touche timide de deux courbures dures. La succion d’air puissante et incontournable, l’embrasse forte et presque violente entre deux structures en métal, brillant dans les rayons du vieux et indifférent soleil. La connexion de deux bouches identiquement lâches, rondes et froides, entre lesquelles apparaît une zone de haute pression, de haute chaleur, d’eau liquide, de salive humaine, de pensées désordonnées, des souvenirs d’enfance, de maillots humides, des odeurs piquants et des barbes de trois jours qui chatouillent et qui grattent.

Le tuyau entre deux mondes à la hauteur de centaines de kilomètres au-dessus de la planète, la domination de laquelle fut jusqu’à ce point si cruellement contestée. Une rencontre dans l’utérus artificiel suspendu dans le vide entre deux enfants de la même race, utilisant la même technique de vibration de molécules d’air pour communiquer leurs pensées et la même technique de tourner la tête vers la source de son, puis plisser les yeux vers la source de la lumière pour ne pas manquer un mot, pour ne pas manquer un seul détail quand il s’agit d’un moment aussi important du point de vue géopolitique et, par pure coïncidence, aussi drôle et confus au niveau purement humain.

Deux embryons conçus par différentes mères, inséminées par innombrables pères sans noms et sans visages, étrangement mis dans le ventre du néant, lui aussi, pris au dépourvu par sa fertilité inattendue. Tous le deux faits de mêmes organes et de mêmes tissus, dotés de mêmes expressions crispées et soupçonneuses, s’émergeant un vers l’autre dans l’apesanteur chacun de sa propre étroite obscurité, tenant la main, cherchant le contact visuel, ouvrant la bouche, ouvrant les bras, se disant, pis merde, jetant le t-shirt, se débarrassant de pantalons, oubliant le protocole, murmurant les mots, mélangeant les langues, s’enchevêtrant les jambes, tombant dans les gouffres de désirs primordiales et purs, se fondant en un être à quatre pieds et quatre mains, deux têtes et une seule — assez comique du point de vue visuelle, mais sacrément compliquée en ce qui concerne la construction et la mécanique, ni mâle, ni femelle, ni singe, ni guenon, tout neutre, parfaitement androgyne et non-binaire, un seul au monde, le système d’amarrage entre un homme fort et un autre homme fort qui se sont mutuellement épuisés dans la quête de pouvoir.

Ce fut ainsi que la vibration subtile, presque non intelligible, s’est sortie du vaisseau spatial traversant le bleu d’Atlantique, et s’est propagée dans tous les sens, dans l’espace, dans le temps et dans la conscience, enclenchant par sa première vague la diffusion des timbres postaux et l’apparition d’une nouvelle marque de cigarettes, suscitant les expressions semblables à un sourire sur les visages hardis et se mêlant dans les agendas compliqués à huis clos. La deuxième vague, qui est venue immédiatement après, a apporté le cliquetis de la coutellerie et la mélodie de jazz sifflée de façon imprécise et un peu effarée dans les entrailles de la cage d’escalier d’un grand immeuble à Moscou, elle a causé une légère ondulation de bigoudis sur les cheveux d’une jeune mère et a intensifié la circulation du train au visage souriant entre Saint-Pétersbourg et ses faubourgs pittoresques où l’on pouvait se reposer un peu de la pérestroïka et laisser ses enfants jouer librement dans les pelouses idylliques de la datcha.

Et, quand tout était quasiment tombé dans l’oubli, lorsque les torrents de camions lourds se sont mis en mouvement sur des vastes autoroutes et les populations entières ont déménagé dans le monde virtuel, la dernière vague d’un évènement d’il y a presque un demi-siècle a finalement atteint mes côtés, trop faible pour être enregistré par les senseurs des gouvernements et de grandes entreprises, mais juste à la limite de sensibilité de ma propre radio que j’écoutais ce matin-là dans la salle de bain en peinant d’entendre la voix d’animatrice masquée par l’eau courante du robinet. À cet instant précis quelque chose m’a fait brusquement couper l’eau, monter le son et, avec une brosse à dents toujours dans ma bouche, entendre : « Alors, car être une partie femelle serait très humiliant pour les deux pays, il a été décidé de construire un système d’amarrage androgyne ».

Androgyne, ai-je répété en regardant ma réflexion dans le miroir couvert de buée, comme il n’y avait personne d’autre avec qui partager cette information. « Et voilà, c’est grâce à ça, on pourrait dire, continuait la voix d’animatrice, qu’on a mis fin à la guerre froide ».

Je me suis regardé encore une fois dans les yeux. J’avais un drôle de look avec cette brosse à dents, lèvres entrouvertes et la pâte dentifrice que s’égouttait de ma bouche. Et voilà, je me suis dit, c’est comme ça, puis j’ai ouvert de nouveau le robinet et ai craché dans l’évier en faisant de mes lèvres un semblant d’un sourire involontaire, comme si cette action, aussi dégueulasse qu’elle pût paraître, m’avait donné un soudain sentiment de joie.

Version originale :
https://janvaschuk.com/2022/02/12/androgyne/

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