La tour

Il était là, il y venait tout comme nous venons au boulot, à l’université ou dans un café du coin qui nous semble particulièrement douillet. Il se rendait au dernier étage, en jetant parfois un coup d’œil sur l’horizon, lui, dépourvu de contours de bâtiments et de traînées de condensation laissées par les avions, juste avec quelques nuages épaissis, hâtivement poussés par les chérubins et une grosse boule du soleil qui semblait perdre sa forme parfaite de cercle à mesure qu’elle s’approchait au bord de la Terre.

Il observait le changement d’éclairage, son regard, peut-être, parfois tourné vers le haut, où se trouvait, d’après la position prédominante, le vieux barbu qu’il fallait craindre et respecter, et, selon un petit pincement de sa propre intuition, quelque chose de beaucoup plus intéressant, peut-être même pas une chose, mais plusieurs choses, les milliers de choses, l’infinité de choses, chacune d’elles unique et énormément compliquée à son tour, visible, mais en même temps insaisissable. Il continuait à monter, une petite figure noire superposée sur le blanc du calcaire, se traînant sur le fond répétitif de blocs en pierre entrecoupé par des colonnes de cet impressionnant édifice érigée il y a peu de temps. Il était seul à cette heure du soir et ses pas retentissaient dans le cylindre d’air formé par les murs de la tour. Personne, personne — personne à l’intérieur, personne à l’extérieur, personne à proximité, aucune voiture garée, aucun feu de circulation en marche, pas de fenêtres ouvertes, pas de fenêtres fermées, pas de Pape, pas d’inquisition, pas de saints et de pécheurs, ni sœurs, ni frères, ni hommes, ni bêtes, rien, juste — dans le vide presque idéal — trois corps de différentes tailles, formes et matériaux flottant autour d’un point plus au moins dans le centre d’un système de coordonnées hors du monde et hors du temps, choisi au hasard pour une expérience scientifique qui va définir tout ce qui viendra ensuite.

Version originale :
https://janvaschuk.com/2021/12/05/la-tour/